XIII
La fugue psychologique complexe de Mlle Toptchev laissait à Lars le temps, avant son départ pour l’Islande, de poursuivre le projet que lui avait suggéré Maren.
Il préféra approcher l’ambassade soviétique personnellement, et non par vidéophone. En entrant dans l’immeuble moderne loué à un prix élevé, il se dirigea vers l’employée assise au premier bureau pour demander M. Aksel Kaminsky.
Toute l’ambassade semblait être en proie à une sorte de frénésie. La confusion régnait, comme si le personnel déménageait ou brûlait ses archives.
— Que se passe-t-il donc ? demanda-t-il à un jeune fonctionnaire au visage boutonneux, qui examinait rapidement ce qui lui parut être des photos de la KACH qui n’avaient rien de secret.
En parfait anglais, le jeune homme répondit ;
— Un accord a été conclu avec la Secnat de l’ONU-O : désormais nous allons utiliser le rez-de-chaussée comme bureau d’échanges d’informations.
Heureux d’interrompre un instant un travail fastidieux, il ajouta :
— … Naturellement, le véritable lieu de rencontre se trouve en Islande, et non ici. Nous ne disposons ici que de matériaux courants.
Son visage graveleux exprimait le désappointement que lui inspirait cette nouvelle fournée de tâches. Ce n’était pas le satellite étranger qui l’ennuyait, ce petit employé perdu dans l’univers de la bureaucratie. C’étaient les travaux monotones que lui imposait la situation, une situation – se dit Lars – qui pouvait peut-être débarrasser ce jeune homme de tout son travail de routine.
— Monsieur Lars ! Lars se leva :
— Monsieur Kaminsky. Comment allez-vous ?
— Mal.
Il avait l’air fourbu, fiévreux, surmené.
— Cette chose là-haut, monsieur Lars ? Qu’est-ce que c’est ? Qui sont-ils ?
— Je me le demande moi-même, monsieur Kaminsky.
— Une tasse de thé ?
— Non, merci.
— Savez-vous ce que votre télé vient d’annoncer ? J’étais dans mon bureau. J’ai entendu le déclic qui précède les informations. Je vous demande pardon de vous apporter d’aussi mauvaises nouvelles, comme le Spartiate retour de la bataille des Thermopyles. Mais… il y a maintenant un second satellite étranger sur orbite.
Lars ne trouva rien à répondre.
— … Venez dans mon bureau.
Il le précéda à travers le tumulte jusqu’à une petite pièce latérale dont il referma derrière eux la porte. Il semblait s’être un peu calmé et parlait plus lentement, sans le débit saccadé, hystérique, d’un vieil homme effondré :
— … Pendant que vous m’attendiez, ils ont mis ce second satellite sur orbite. Nous savons maintenant qu’ils peuvent peupler notre ciel. Par centaines de satellites, s’ils le veulent. Notre ciel ! Pensez un peu, ils ne tournent pas sur l’orbite de Jupiter ou de Saturne, là où nous n’avons que quelques spacionefs et sats de surveillance. Ils sont ici. Ils ont traversé nos défenses facilement. Sans aucun doute, ce sont des spacionefs qui les ont déposés comme des œufs, sans avoir à les lancer pour les mettre sur orbite. Mais ces spacionef personne ne les a vus. Aucun dispositif de contrôles ne les a détectés. Ce sont des vaisseaux capables peut-être de changer de système, de l’univers anti-matière à l’univers matériel. Et nous avions toujours cru…
— Oui, nous avons cru que ces êtres fongiformes qui vivent sur Titan et qui savent prendre l’aspect de tous nos objets d’usage quotidien, étaient nos grands adversaires extra-terrestres. Vous avez devant vous un vase, et le temps de tourner le dos, cela crève votre paroi dorsale et se loge dans l’épiploon du péritoine d’où il faut l’extraire au moyen d’une opération chirurgicale.
— Oui, j’en ai vu un une fois, non pas en train de simuler un objet, mais dans sa forme originale, vésiculaire. Prêt à vous bombarder au cobalt.
Il avait l’air vraiment malade.
— … Est-ce que cela ne nous ouvre pas les yeux monsieur Lars ? Nous avons une idée de ce qui est possible. Je veux dire que nous savons seulement que nous ne savons pas.
— Aucun percept-extenseur n’a pu nous fournir un renseignement sur la morphologie de ces…
Il chercha le mot pour ne pas dire « ennemi » ou « étranger », trouva seulement : «…adversaires ».
— Je vous en prie, monsieur Lars. Nous avons tous les deux le temps de parler de choses plus agréables. Que désirez-vous ? Certainement pas entendre de mauvaises nouvelles. Alors, quoi ?
Il remplit sa tasse d’un thé noir et froid.
— Je dois rencontrer Lilo Toptchev à Fairfax dès qu’elle sera remise psychologiquement. Vous m’avez interrogé quand nous étions au café au sujet d’un élément…
— Nous n’avons pas besoin de conclure un marché, monsieur Lars. Oublions les armes. Nous ne sommes plus à l’époque du « dépiautage ». Elle ne reviendra jamais.
Lars émit un grognement, comme un animal blessé.
— … Jamais plus, monsieur Lars. Vous et moi, je parle symboliquement : l’Est et l’Ouest sont sortis de l’état de sauvagerie, de destruction. Nous avons été malins. Nous sommes devenus copains-copains, nous avons conclu des accords, avec de grandes poignées de mains pour finir, nos Protocoles de ’02. Nous étions redevenus… comment dit la Bible ? Sans feuilles de figuier…
— Nus, dit Lars.
— Et maintenant, ces filles déshéritées qu’on voit dans nos rues, et ces purzouves, comme vous dîtes, tous ces pauvres types lisent dans leurs journs que deux satellites « pas de chez nous » ont surgi dans le ciel, peut-être se font-ils un peu de souci ? Ils se demandent quelle nouvelle arme conviendra le mieux. Celle-ci ? Non. Alors, celle-là, ou celle-là !
Il faisait des gestes vers des armes non-existantes comme s’il en avait plein son bureau. Sa voix changea, devint presque un gémissement désespéré :
— … Jeudi, premier satellite étranger. Vendredi, second satellite étranger. Et samedi, ainsi de suite…
— Samedi, nous utiliserons l’arme qui figure dans le catalogue sous le numéro 241, et la guerre sera terminée.
Kaminsky eut un rire douloureux :
— Le 241 ! À utiliser uniquement contre des formes du genre exosquelette, n’est-ce pas ? Une fois la chitine dissoute, l’ennemi est transformé en œuf poché, n’est-ce pas ? Eh oui, voilà qui contenterait le pauvre purzouve. Je me rappelle que la KACH a réussi à obtenir une copie pirate de l’enregistrement vidéo du 241 en pleine action dramatique. Heureusement que vous aviez pu trouver sur Callisto des formes de vie chitineuses ; une démonstration purement graphique aurait manqué d’efficacité. Même moi, j’ai été ému. Et cela se passe sous le sol californien, dans les catacombes de Lanferman. Ce doit être passionnant d’assister aux différents stades du processus de la création, n’est-ce pas ?
— Passionnant, en effet, dit Lars, impassible. Kaminsky choisit un document sur son bureau une simple feuille, ce qui était une anomalie pour l’époque :
— Ce sont des renseignements que nous devons communiquer aux média du Bloc-Ouest. Ce n’est pas « officiel », vous comprenez, mais une « fuite ». Les interviewers des journs et de la télé « surprennent » une discussion, ont ainsi une idée de ce que projette Pip-Est, etc.
Il poussa la feuille vers Lars.
Du premier coup d’œil, Lars comprit la stratégie de la SeRKeb. Stupéfiant, pensa-t-il. Ces gens-là se moquaient d’agir comme des idiots. Ce qu’ils voulaient, c’est se protéger en empêchant qu’on parle de leurs idioties. Et cela, tout de suite, non pas après la défaite de l’« ennemi » ou après sa victoire. Bref, quoi qu’il arrive, Paponovitch, Nitz, et leurs sous-ordres ne pensaient qu’à une chose : tirer leur épingle du jeu beaucoup plus que protéger les quatre milliards d’êtres humains sur lesquels planait une menace inconnue.
Quelle vanité que celle de l’homme ! Même dans les postes les plus élevés ! Il leva les yeux vers Kaminsky :
— Ce document m’inspire une nouvelle théorie sur Dieu et sur la création.
Kaminsky s’inclina poliment, attendant la suite :
— … D’un seul coup, voici que je comprends toute l’histoire de la chute de l’homme. Pourquoi tout a si mal tourné…
Kaminsky, l’air très las, soupira :
— Vous êtes intelligent, monsieur Lars. Je suis d’accord avec vous. Nous autres, nous savons, n’est-ce pas ? Le Créateur a loupé sa création, et plutôt que de corriger ce qu’il y avait de mal, il a inventé une histoire pour rejeter sa faute sur quelqu’un de responsable : un vaurien qui a voulu que les choses soient ainsi.
— Et voilà pourquoi, monsieur Kaminsky, un sous-entrepreneur de l’État, quelque part dans le Caucase, est en train de voir résilier son contrat avec le gouvernement, qui va le citer en justice.
— Maintenant, monsieur Lars, dîtes-moi pourquoi vous êtes venu à l’ambassade ?
— Je voudrais avoir une bonne photo, tridimensionnelle et en couleurs, animée si possible, de Mlle Toptchev.
— Entendu. Pouvez-vous attendre vingt-quatre heures ?
— Je désire me préparer à l’avance.
— Pourquoi ?
Le regard de Kaminsky s’était soudain aiguisé.
— Vous avez entendu parler des portraits nuptiaux.
Ah ! C’est le sujet de beaucoup de drames, d’opéras et de légendes héroïques. Mais vous êtes sérieux, monsieur Lars. Vous avez des ennuis. Ce qu’on appelle ici à l’Ouest des problèmes.
— J’en suis conscient.
— Mlle Toptchev est ridée, desséchée, un vrai sac de cuir. Elle serait dans un home de vieillards, si elle n’avait son talent de médium.
Ce coup le désarçonna presque complètement. Il se sentit lui-même atteint de sénilité.
— … Vous en avez presque avalé votre langue, monsieur Lars. Pardonnez-moi cette petite expérience genre Pavlov. Je vous demande pardon. Mais réfléchissez. Vous allez à Fairfax pour sauver quatre milliards d’êtres humains, et non pour trouver une maîtresse qui remplacera votre compatriote Maren Faine, votre Liebesnacht du moment. Comme vous l’avez trouvée pour remplacer… comment s’appelait-elle ? Betty ? La précédente, celle qui d’après la KACH avait des jambes adorables.
— Mon Dieu ! Toujours la KACH, avec les êtres vivants qu’elle transforme en renseignements vendus au milligramme.
— Et à n’importe quel acheteur. À votre ennemi, à votre ami, à votre femme, à votre employeur ou pis encore : à vos employés. L’agence sur laquelle le chantage croît comme l’ivraie. Mais comme vous l’avez découvert dans cette photo floue de Mlle Toptchev, la KACH retient toujours quelque chose, afin de vous tenir en haleine. Pour être sûre que vous aurez encore besoin d’elle. Voyez-vous, monsieur Lars. J’ai une famille, une femme et trois enfants en Union soviétique. Ces deux satellites dans notre ciel peuvent tuer et m’atteindre. Ils peuvent vous atteindre, par exemple si votre maîtresse de Paris mourait de façon atroce, contaminée ou…
— Soit.
— Je voulais simplement vous adresser une requête, c’est tout. Vous allez à Fairfax pour que rien de semblable ne nous arrive. Je prie Dieu pour que vous et Lilo Toptchev trouviez quelque chose, une pièce maîtresse, notre bouclier. Nous sommes des enfants qui jouent protégés par l’armure de leur père. Comprenez-vous ? Si vous oubliez cela, l’essentiel…
Il avait pris une clé et ouvert l’un des tiroirs de son bureau démodé :
— Je possède ceci.
C’était un automatique à balle explosive qu’il tenait à la main.
— … En tant que fonctionnaire dans une organisation qui ne peut jamais revenir en arrière, mais qui durera tant qu’elle ne sera pas incendiée, détruite, je peux vous donner un renseignement. Avant que vous partiez pour Fairfax, on vous avertira qu’il n’y a pas de retour. Quelque part, nous avons commis une erreur. Un spacionef de surveillance ou satellite de contrôle sur grande orbite, un sat solaire, n’a pas rempli la tâche prévue. Et à cause de cette lacune, un système de relais ou un percept-extenseur est demeuré muet.
Il haussa les épaules, rangea son arme automatique dans le tiroir qu’il referma soigneusement à clé.
— … Je suis en train de déraisonner.
— Puisque vous vivez à l’Ouest, vous devriez en profiter pour consulter un psychiatre, dit Lars.
Il fit demi-tour, poussa la porte du bureau de Kaminsky, se retrouva dans les pièces principales bourdonnantes d’activité. Kaminsky s’était arrêté à la porte de son bureau :
— Je le ferai moi-même, monsieur Lars, si vous échouez.
Lars se retourna, l’espace d’un moment :
— Quoi ?
— Avec ce que je vous ai montré, et qui attend dans le tiroir.
— C’est noté.
Ils lâchent tous les pédales, se dit-il. Ils croient encore qu’on peut résoudre les difficultés de cette manière quand la situation est vraiment grave, quand c’est une question d’importance vitale. L’évolution des cinquante dernières années n’a fait qu’effleurer l’être humain. Il est resté le même.
Non seulement nous devons affronter la présence de deux satellites étrangers, mais nous ne sommes pas préparés à supporter une tension quelconque, nous devons subir un retour au glaive, à la violence. Toutes les conventions, accords et traités, tout n’est que tromperie. On nous a trompés à l’Est comme à l’Ouest. C’est autant notre faute que la leur : nous avons voulu prendre la route la plus facile, nous avons cru en elle. Et moi-même, pensa-t-il, en plein milieu de cette crise, je me suis précipité à l’ambassade soviétique…
Et qu’est-ce que j’en ai tiré ? Un vieil automatique pointé non vers ma cavité abdominale, mais vers le plafond.
Mais cet homme avait raison. Kaminsky m’a dit la vérité, sans rodomontade, sans tomber dans l’hystérie : si nous échouons, Lilo et moi, les deux blocs nous détruiront. Ils demanderont de l’aide ailleurs. Lanferman et ses ingénieurs, surtout Pete Freid, verront ce fardeau retomber sur leurs épaules, et que Dieu les aide s’ils n’y arrivent pas eux non plus, car ils nous rejoindront, Lilo et moi, dans la tombe.
« Ô mort, où est ta victoire ? » C’était une vieille question. Maintenant je peux y répondre, pensa-t-il. Cette victoire est ici. C’est moi.
En hélant un sauteur, il lui vint à l’esprit qu’il n’avait pas obtenu de Kaminsky ce qu’il était venu chercher : il n’avait pas réussi à tirer de son vis-à-vis une photo bien nette de Lilo Toptchev.
En cela également, Kaminsky avait agi correctement. Lars Powderdry devrait attendre sa première entrevue avec son homologue soviétique pour connaître enfin ses traits. Il ne partirait pas préparé.